Introduction à la Social Philately
Depuis quelques années se développe à travers le monde une nouvelle manière de collectionner : la "Social Philately". Dans la philatélie tradi-tionnelle, l’étude du courrier est centrée essentiellement sur l’intérêt du point de vue de la philatélie et de l’histoire postale.
Mais la "Social Philately" va plus loin ; elle s’intéresse également à l’histoire qui se cache derrière les lettres, entiers et cachets. Elle étudie les relations entre expéditeur et destinataire. Elle décrit et analyse leur environnement humain, culturel, politique, économique et social.
Le socle de cette étude reste toujours un document postal, mais à partir de ce document, le collectionneur est conduit à mener des recherches complé-mentaires.
Dans une collection de "Social Philately" peuvent également être présentés, tout en restant dans une certaine limite, des documents, textes et illustrations, non postaux, du moment qu’ils éclairent le thème étudié.
Récemment, lors d’une réunion de la SPAL à Forbach, j’ai eu entre les mains une petite enveloppe envoyée de Münich à Metz et datée de 1849.
Cette pièce m’a immédiatement fasciné, car j’avais dans ma collection une lettre semblable, qui m’avait conduit à m’intéresser à l’histoire familiale du destinataire (= Madame Schüler, à Metz).
Cette pièce m’a immédiatement fasciné, car j’avais dans ma collection une lettre semblable, qui m’avait conduit à m’intéresser à l’histoire familiale du destinataire (= Madame Schüler, à Metz).
J’ai raconté aux spalistes présents ce que je savais du contexte historique et familial caché derrière ces courriers, avant de rédiger le présent article.
Etude philatélique des deux courriers
Courrier en "port payé" envoyé le 4 mars 1849 de Münich à Metz, adressé à "Madame Schueler, rue des Trinitaires 3, Metz, Moselle, France". La mention "Frei" en bas à gauche stipule que l’expéditeur a payé le port (= franco). Cachet noir sur 2 lignes au départ de Münich "MÜNCHEN 4 MAR 1849". Le courrier a traversé les états de Württemberg et de Bade, en dépêche postale close, jusqu’à Kehl. De là il a franchi le Rhin pour être remis à la poste française à Strasbourg. Cachet d’entrée du bureau frontière "BAVIERE 1 STRASB. 15 MARS 49" et marque "11 A.E.D." (= Affranchi à l’Etranger jusqu’à Destination), tous 2 en rouge.
Au verso, cachet d’arrivée à Metz du 6 mars 49. Montant du port « 3/9 » inscrit à Münich, indiquant que l’expéditeur a payé 12 Kreuzer de port, dont 9 Kreuzer conservés par la Bavière et 3 Kreuzer = 1 Décime restitués à la France.
Cette première enveloppe est vide. En comparant son aspect général et l’écriture de l’expéditeur avec l’enveloppe ci-dessous, également de 1849, il semble vraisemblable que les 2 courriers ont été envoyés par la même personne. En l’occurrence la fille de Madame Schüler. Car l’enveloppe ci-dessous contient un fragment de lettre, dans laquelle la fille raconte à sa mère son séjour chez une amie à Frankenthal, dans le Palatinat bavarois.
Courrier en "Port dû" posté à Frankenthal, dans le Palatinat bavarois, à destination de „Madame Schueler, rue des Trinitaires 3, Metz, Moselle, France“. Cachet bleu demi-cercle de Bavière "FRANKENTHAL 25/3". Cachet d’entrée en France "BAVIERE 1 FORBACH 1 28 MARS 49" du bureau frontière de Forbach, puis acheminement jusqu’à Metz.
Au verso, cachet d’arrivée à Metz. Le destinataire a payé 4 Décimes de port. Bien qu’une nouvelle Convention postale ait été signée entre la France et la Bavière le 1er juillet 1847, la France a encore appliqué le tarif de 1828 ; ce n’est que le 1er août 1849 que les nouveaux tarifs sont entrés en vigueur. De ces 4 Décimes de port, la Bavière a touché 1 Décime pour le trajet Frankenthal-Forbach, la France conservant 3 Décimes pour le trajet Forbach-Metz.
Voilà pour l’analyse philatélique de ces 2 courriers. Pour un philatéliste "classique", ces courriers sont intéressants, mais n’ont rien d’exceptionnel. La "Social Philately" va compléter leur étude en mettant en lumière ce qu’il y a derrière ces courriers.
L’histoire de la famille Schüler
Le destinataire des courriers est une Madame Schüler. Il s’agit de Anatolie Schüler, née Salmon, fille d’un riche propriétaire foncier lorrain de Conflans-en-Jarnisy, près de Metz. Elle épousa en 1824, à Metz, l’avocat Friedrich Schüler, originaire de Zweibrücken (= Deux-Ponts).
Le couple vécut d’abord à Zweibrücken. Friedrich Schüler y officiait en tant qu’avoué et avocat auprès du tribunal d’appel, la plus haute instance juridique du Palatinat. Il était né en 1791 à Bergzabern, dans le sud du Palatinat, d’un père instituteur.
Après la mort prématurée de sa mère, il fut élevé par la famille de son oncle Abraham Schüler. Celui-ci était un fervent partisan de la Révolution française, si bien que le jeune Friedrich fut très tôt porté par les idéaux de liberté, égalité, fraternité.
Ces idéaux ont déterminé toute l’existence de Schüler. Il étudia le droit à Strasbourg et Göttingen, avant de se fixer à Zweibrücken en 1820. Le couple eut 3 filles, dont 2 naquirent à Zweibrücken ; leur nombreuse descendance vit aujourd’hui dans différentes régions de France.
Alors que Schüler resta de nombreuses années locataire à Zweibrücken, il acquit en 1824, près de Metz, une propriété à Sainte Ruffine, 19 Grande Rue, composée d’une maison de campagne de caractère et d’un important domaine foncier.
La bonne situation financière de son épouse lui permit d’ajouter à sa propriété une petite maison, également entourée de vignes, vergers et jardins.
La maison de campagne de la famille Schüler
à Ste Ruffine, 19 Grande Rue
La famille était en outre propriétaire d’un appartement dans le centre de Metz, 3 rue des Trinitaires. C’est à cette adresse qu’ont été envoyé les 2 courriers présentés. Ce n’est qu’en mai 1832 que Schüler acheta dans un faubourg de Zweibrücken une maison de caractère.
Peu de temps après, Schüler dût quitter Zweibrücken et se réfugier dans son domicile messin. Il ne retourna plus à Zweibrücken durant les 16 années qui suivirent.
Il faut en chercher la raison dans la situation politique à partir de 1829, qui firent de Friedrich Schüler une des figures marquantes des mouvements de libération en Allemagne, en 1832 et en 1848/49. C’est ce qui va être décrit plus en détail.
Domicile de Schüler, à Zweibrücken, 18 Maxstraße
Logement de Schüler à Metz, 3 Rue des Trinitaires
Schüler, avocat
A partir du 11 janvier 1820, Schüler officia en tant qu’avoué et avocat auprès du tribunal d’appel de Zweibrücken. Il se consacra principalement à sa charge d’avocat et, après son mariage en 1824, à la vie de famille. Il est resté peu de traces de cette période.
Il est toutefois acquis que Schüler a défendu, dans 2 procès devant la cour d’appel de Zweibrücken, le commissaire régional (= comparable à un sous-préfet) de Hombourg, Philipp Jakob Siebenpfeiffer.
Tous deux, Schüler et Siebenpfeiffer, avec Georg August Wirth et quelques autres, peuvent être con-sidérés, à partir de 1831 comme les initiateurs de la manifestation de Hambach, connue sous l’appellation de "Hambacher Fest".
Cette manifestation de masse eut lieu du 27 au 30 mai 1832 au château de Hambach, dans la ville palatine de Neustadt / Weinstrasse ; elle est considérée comme un temps forts dans la tentative d’introduction de la démocratie en Allemagne.
Lettre manuscrite du 22 janvier 1824 de l’avocat Schüler à un mandant à Worms. Marque linéaire "ZWEYBRÜCKEN" en rouge apposée au départ par la poste bavaroise. Le montant "8/4" stipule que la taxe postale se décompose en 8 Kreuzer revenant à la poste bavaroise pour la partie palatine du parcours, et 4 Kreuzer pour le parcours complémentaire assuré par le service postal de Thurn et Taxis jusqu’à Worms ; soit un total de 12 Kreuzer à payer par le destinataire, montant annoté au crayon en rouge
Schüler , homme politique
Au printemps 1831, Schüler devint l’un des 13 députés du Palatinat au Parlement de Bavière à Münich. Il est considéré comme un des principaux représentants de l’opposition radicale.
Ses contemporains libéraux l’ont pris unanimement comme un modèle à suivre. Il n’était pas un orateur prolixe, mais lorsqu’il parlait, sa parole comptait.
Mais déja quelques mois plus tard, dès la fin de l’année 1831, il dut renoncer à son mandat de député pour raisons de santé. Cela n’entama pas sa réputation et sa popularité.
En son honneur, une foule nombreuse de concitoyens de Zweibrücken organisa le 29 janvier 1832 une fête pour le retour de son député.
C’est au cours de cette fête qu’a été créé le "Comité Presse et Patrie", également appelé "Comité patriotique allemand pour le soutien à une presse libre".
Le but de ce comité était de soutenir une presse libre de toute censure, d’interdire la mise sous séquestre et sous scellés de presses d’impression.
Par la suite, d’autres comités "Presse et Patrie" essaimèrent à travers le Palatinat et même au-delà - y compris à Paris. Schüler était le faire-valoir du Comité.
De par son nom et sa renommée, il contribua avec succès au recrutement de nouveaux membres et à la recherche de soutiens financiers.
Friedrich Schüler en 1832
Demande de souscription
En vue d'accroître la pression sur l’Etat, le Comité planifia au printemps 1832 une grande manifestation pour le 27 mai au château de Hambach, près de Neustadt / Weinstrasse.
Pour préparer cette manifestation, une seconde "Fête à Schüler" fut organisée à Zweibrücken le 6 mai. A nouveau louanges et honneurs furent rendus à Schüler à cette occasion.
Pour le 150ème et le 175ème anniversaire de la manifestation de Hambach, la Poste allemande a émis deux timbres-poste commémoratifs. Le sujet représente dans les 2 cas les participants montant vers le château de Hambach, encore en ruine à l’époque. De nos jours, reconstruit, le château est devenu un lieu de mémoire.
30.000 personnes participèrent à la manifestation de Hambach, un nombre considérable pour une époque, où il n’y avait ni chemins de fer, ni transports publics pour se déplacer.
Cette manifestation est entrée dans l’histoire allemande sous l’appellation "Hambacher Fest". Cette marche de protestation contre le pouvoir est considérée comme un tournant dans l’évolution politique en Allemagne.
La manifestation avait été interdite par le gouvernement du Palatinat, dès le 8 mai, soit deux jours après la "Fête à Schüler". Mais Schüler et ses collègues avocats Geib et Savoye déposèrent immédiatement un recours contre cette interdiction, au motif que l’ordonnance était inconstitutionnelle et constituait un abus de droit. Le gouvernement n’eut pas d’autre choix que d’annuler l’ordonnance et autoriser la manifestation.
Bien que Schüler participa activement à la préparation de la manifestation de Hambach, il se montra critique envers son organisation. Il refusa de prendre la parole lors du point fort de la manifestation le 27 mai, contrairement au souhait de plusieurs de ses amis. On ne peut que spéculer sur les raisons de ce refus.
Ses compagnons de lutte, Siebenpfeiffer et Wirth, voulaient organiser le Comité "Presse et Patrie" en une structure hiérarchique et autoritaire. A l’opposé, Schüler était pour une organisation décentralisée, démocratique et plurielle.
Une autre raison de ce refus semble être le positionnement des protagonistes vis-à-vis de la France. Schüler, de par ses origines, son éducation, sa formation, ses relations personnelles et familiales, était proche de la France.
Georg August Wirth, par contre, un des leaders du nouveau mouvement, était plutôt sur un positionnement anti-français. Schüler, et d’autres critiquèrent ce positionnement avec véhémence, y compris publiquement pendant la manifestation de Hambach.
Premier exil à Metz
Dans l’ensemble, on peut considérer la "Hambacher Fest" comme la première manifestation politique en Bavière. Elle n’a assurément pas apporté la rupture souhaitée vis-à-vis des autorités de Bavière.
Au contraire, elle engendra chez les organisateurs de la manifestation une certaine perplexité, que le gouvernement mit à profit pour agir contre les leaders. Il y eut de nombreuses arrestations, auxquelles Friedrich Schüler échappa en s’enfuyant en France.
Lors d’un procès d’assises à Landau en 1833, il fut condamné par contumace pour "complot en vue de renverser le gouvernement" à 10 années d’exil suivies de 10 années de contrôle policier, ainsi qu’à la privation de ses droits civiques. Son autorisation de plaider lui fut également retirée.
Au cours de ce 1er exil qui dura de 1833 à 1848, Schüler résida à Ste Ruffine et à Metz. La maison de Ste Ruffine a servi également d’étape pour d’autres démocrates allemands enfuis en France. Schüler a entretenu des relations avec le monde politique parisien.
Il fut également l’auteur d’une critique littéraire de l’ouvrage de Jean-Louis Eugène Leminiers paru en 1835 : "Au-delà du Rhin" ("Jenseits des Rheins"). Ce fut pour Schüler l’occasion d’adresser cet appel à la fois aux Allemands et aux Français :
"Apprenez à vous connaitre, et vous serez
obligés de vous respecter et de vous aimer".
Schüler, député au Parlement de Francfort
Même après 16 années d’exil en France, Schüler n’avait pas été oublié et était toujours respecté dans le Palatinat. Lorsque, après la Révolution allemande de mars 1848, une 1ère Assemblée commune à toute la confédération allemande fut réunie, connue sous l’appellation de "Parlement de l’Eglise St Paul de Francfort", d’après le lieu où elle siégeait, Schüler fut élu dans la circonscription de Lauterecken, dans le Nord-Palatinat.
Il siégea à Francfort avec la gauche du Parlement ; ayant rejoint les rangs des démocrates radicaux, il se retrouva souvent mis en minorité lors des scrutins.
Portrait de Schüler en 1849, paru dans le journal "Leipziger Illustrierten" ; ce portait fut repris en 1998 pour illustrer le cachet temporaire de la 99ème Journée philatélique allemande, à Zweibrücken
Tout en étant déja élu au Parlement de l’Eglise St Paul, Schüler devint également député au Parlement de Bavière à Münich, à partir du 7 décembre 1848.
Mais il en fut exclu en mai 1849, en même temps que les autres députés du Palatinat bavarois, en tant que "représentant d’une province rebelle", après que le Palatinat eut proclamé une semaine auparavant son indépendance vis-à-vis de la Bavière.
Une fois de plus, Schüler devint persona non grata pour le gouvernement bavarois et fit l’objet de poursuites judiciaires.
Mais les jours du Parlement de l’Eglise St Paul étaient également comptés. Un parlement croupion alla siéger à Stuttgart. Les députés restés à Francfort en furent chassés par l’armée le 18 juin. Schüler dût prendre la fuite pour la seconde fois.
Via la Suisse, il se rendit d’abord à Niederbronn, dans le nord de l’Alsace, où il ne séjourna que peu de temps avant de retourner à Ste Ruffine / Metz.
Second exil en France
Lors d’un procès retentissant et en son absence, Schüler fut condamné à mort pour haute trahison. Alors que les autres accusés furent acquittés ou condamnés à de courtes peines, le gouvernement bavarois promulgua un décret interdisant toute amnistie future de Schüler tant qu’il vivrait.
Tout retour en Allemagne aurait entraîné son emprisonnement et son exécution. Il ne lui restait que la solution de rester en exil en France.
La Bavière demanda aux autorités françaises une assignation à résidence de Schüler dans l’Ouest de la France, afin de l’empêcher d’avoir quelque influence que ce soit dans le Palatinat voisin.
Cette demande fut rejetée catégoriquement. Un rapport du préfet de la Moselle notifia que Schüler disposait d’un patrimoine, qu’il vivait retiré, avait bonne réputation et ne se mêlait pas de politique. L’autorisation à résidence fut même prolongée dans la foulée.
Comment Schüler vécut les 2 décennies suivantes, alors que toute son existence avait été empreinte par la politique, reste inconnu pour une large part. Nous savons peu de choses de lui et de sa famille sur cette période. Ses 3 filles se marièrent dans les années 1850 et quittèrent la région messine.
Il n’exerça plus d’activité professionnelle. Il ne retourna pas en Allemagne, dans la crainte de voir appliquée sa condamnation, et ce, bien que progressivement, il "sortit des radars" des autorités bavaroises.
Dans un dossier de 1863, archivé au ministère bavarois de la justice, relatif aux participants à la révolution de 1848/49 dans le Palatinat qui seraient encore en vie, il est mentionné : "Schüler, Friedrich, avocat révoqué de Zweibrücken, semble-t-il décédé".
Dix ans avant sa mort, l’intrépide combattant de la liberté que fut Schüler avait déjà disparu du devant de la scène dans le Palatinat, en Bavière et en Allemagne .
Friedrich Schüler est mort le 26 juin 1873 à son domicile messin, 3 rue des Trinitaires. Ses obsèques eurent lieu 2 jours plus tard, dans le temple de l’église réformée situé dans la même rue.
Il fut inhumé au cimetière jouxtant l’église de Ste Ruffine, où son épouse et sa belle-mère avaient déjà été enterrées. Ci-après, l’annonce mortuaire publiée par la famille (en français) :
La tombe de Friedrich Schüler dans le cimetière
de Ste Ruffine, et les inscriptions funéraires
Dans son édition du 5 juillet 1873, le Würzburger Journal écrivit, à propos de Friedrich Schüler :
"Il fut cosmopolite. Il aspira à l’entente entre les peuples, fondée sur les mêmes droits de tous les peuples à l’autodétermination".
Friedrich Schüler ne fut pas un révolutionnaire. Ses idées et son action politique reposaient sur une confiance dans la force de la parole et sur la raison des hommes. Sa vie fut un témoignage en faveur de l’amitié entre Français et Allemands, mais il en vécut également les oppositions.
De ce point de vue, il fut un visionnaire. Même si de nos jours, il est tombé dans l’oubli, il n’en reste pas moins digne d’éloges. Peut-être la "Social Philately" pourra–t-elle y contribuer ?
Hans Otto Streuber
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